L’homme
qui avait des fourmis dans la plume : entrevue avec Bernard Werber
De
l’œuvre de Bernard Werber, il se dégage une volonté d’unité, presque
systémique, d’une critique, d’une analyse de l’humanité. Avec Les fourmis, il s’agit d’une critique de
l’organisation humaine, des sociétés ; du côté des thanatonautes, on a une exploration de la condition humaine en
regard de la finitude ; dans la saga des dieux,
c’est au tour de la volonté de déité et de l’histoire d’être analysées. Avec La troisième humanité, Bernard Werber
commence un nouveau cycle, qui salue le retour de la famille Wells.
« C’est un clin d’œil. C’est aussi pour que
les gens qui ont lu Les fourmis aient
le sentiment de retrouver quelqu’un de leur famille ». Pour cette
nouvelle trilogie, Bernard Werber suppose qu’il y a eu tout d’abord une
première humanité, les géants de l’Atlantide. Un peu avant de disparaître,
cette humanité en aurait créé une seconde, issue de l’apocalypse, nous. Alors
que la vie moyenne d’une espèce est de 3 millions d’années, nous arrivons au
terme de notre espérance de vie. Bernard Werber imagine quelle serait l’espèce
que nous créerions pour nous remplacer et nous survivre : une troisième
humanité composée d’êtres exclusivement féminins et mesurant 17 cm.
Pourquoi
ces êtres ? « Lorsqu’une espèce est
menacée, on observe qu’elle a tendance à se féminiser et ses individus à être
de plus en plus petits. C’est le cas de certains poissons, qui, alors que leur
existence est menacée, deviennent de plus en plus féminins, de plus en plus
petits et passent au travers des mailles des filets des pêcheurs ».
Avec
La troisième humanité, Werber fait de
la terre un personnage à part entière et s’appuie sur les différentes
conceptions de Gaïa : « J’ai
trouvé intéressant de me placer du point de vue de la Terre, qui a vu passer
plusieurs espèces. La terre essaie avant tout de préserver sa structure. Nous
sommes des moustiques, qui pompons son sang noir, le pétrole. La terre est un
organisme vivant, qui a un cœur chaud. Je ne vois pas pourquoi elle n’aurait
pas une pensée, une volonté et une mémoire. C’est une manière de parler
autrement de l’écologie, de notre rapport à la nature. Respecter
l’environnement, respecter la terre, ce n’est pas de l’écologie, c’est de la
politesse. C’est du bon sens et de la logique, mais il y a des gens qui
l’oublient ».
Un
doux rêveur, Bernard Werber ? Ce serait ignorer sa conception de son métier
d’auteur d’anticipation : « Il
s’agit d’observer le présent pour essayer de déduire les futurs possibles ou
probables. Avec Le meilleur des mondes,
Aldous Huxley nous a fait prendre conscience de ce qu’est le clonage et comment
les manipulations génétiques pouvaient influencer notre quotidien. Les lois de
la robotique, qu’Isaac Asimov a écrites dans les années 40, sont utilisées de
nos jours. À nous, auteurs de l’an 2013, de faire le travail de vigie, de
surveiller le futur. Écrire est un travail de scrutateur de l’horizon. On
regarde le futur, mais on observe également le présent et le passé ».
Bernard Werber s’emballe. Passionné, il cite Philip K. Dick et énonce qu’il y a
deux questions primordiales, à laquelle nous tentons de répondre : « Qui sommes-nous ? C’est la question la plus difficile.
Un clone est-il un être humain ? En fait, nous interrogeons les frontières et
les limites de l’humanité avec notamment les cas des fœtus surnuméraires,
les androïdes, les personnes en fin de vie. Peut-être que comme dans Philip K.
Dick, être humain pourrait-il être un titre d’honneur ».
Les
inspirations et les modèles de Bernard Werber sont sans conteste des auteurs
majeurs tels Isaac Asimov, Frank Herbert, Philip K. Dick. De son propre aveu,
Werber lit peu. « Mais je regarde
comment c’est fait, un peu comme on démonte une voiture. Je trouve intéressante
la démarche, qui consiste à rendre ça compréhensible pour tout le monde, parce
que ce qui est intéressant, c’est de ne pas subir le monde. Pour ça, il faut
insister sur l’éducation. Dune a
changé ma vision politique du monde. Philip K. Dick m’a fait comprendre ce
qu’est la psychiatrie. La démarche de curiosité du monde est sans fin. En même
temps que je découvre le monde, je le transmets à mes lecteurs. Il y a une
éducation à avoir, mais il faut aussi une sensibilisation : un livre peut
nous en ouvrir les portes ».
Un
livre fait à la fois figure d’outsider et de ligne directrice dans l’œuvre de
Bernard Werber, un livre qui ne relève pas de l’anticipation, ni du
fantastique, un livre qui se présente comme une méditation guidée, Le livre du voyage. « Au début, je n’ai pas voulu le publier. Je
l’ai fait en une journée. J’ai commencé à écrire à huit heures. Ma compagne
voulait que je fasse une psychanalyse. C’était ma réponse. C’était tout ce que
j’avais compris dans ma recherche spirituelle. Mon éditeur m’a dit :
« Montre-le moi ». Sa fille l’a aimé. Et puis, je me suis rendu
compte que ce livre était programmé. Alors, je l’ai un peu réécrit : ce
qui était dit pour moi, je l’ai transformé pour le dire au lecteur. C’est mon
inconscient, qui parlait dans ce livre ».
À
la fin de chacun de ses romans, Bernard Werber indique la liste des musiques,
qu’il a écoutées pendant l’écriture. « Je
mets de la musique pour les scènes où j’ai besoin de rythme, de poésie. Je n’en
écoute pas quand j’écris des dialogues, il faut que je puisse entendre les voix
de mes personnages ».
Si
Bernard Werber est un auteur prolixe, c’est avant tout parce qu’il est passionné :
« L’évolution de l’espèce humaine,
je ne vais pas en faire le tour en trois livres. Cela ne me gêne pas d’écrire
plus. Je pourrais sortir un livre tous les trois mois. Mais il y a une sorte de
méfiance envers un auteur qui publie beaucoup. Donc, je dois me freiner.
Je me demande : pourquoi il y
a des humains, plutôt que rien ? Quelle utilité on a ? Je viens d’ouvrir une
porte, pour moi, vertigineuse ». Les lecteurs
sont toujours au rendez-vous et aiment à plonger dans ce vertige : La troisième humanité, parue récemment
chez Albin Michel, ne fera sans doute pas exception.
Marie-Pierre
Laëns
Dimanche 14 avril 2013
Qui êtes-vous Jean Teulé ? Trois questions au père de Fleur-de-Tonnerre.
À le lire, le lecteur
se demande qui peut être Jean Teulé. Cet auteur qui s’inspire soit de faits
divers, soit de personnages célèbres, soit d’atrocités historiques, et écrit
des romans inoubliables, tant par les histoires qu’il relate que par un style
irrévérencieux, riche et humoristique. De Villon, Rimbaud, le Montespan à
Hélène Jegado, en passant par Alain de Monéys, Charles IX, autant de
personnages et d’histoires inoubliables, tantôt loufoques, tantôt cruelles au
dernier degré.
Jean
Teulé est tout d’abord un auteur instinctif : « J’écris quand tout d’un coup, je n’ai plus le choix, quand l’histoire
s’impose, quand ça devient une évidence. Ce n’est pas moi qui choisis l’idée.
Je deviens le serviteur de l’idée ». Dans le cas de Fleur-de-Tonnerre, tout a commencé lors
d’un salon du livre, à Saint-Malo, en Bretagne. Un lecteur offre à Jean Teulé
un gâteau, qu’il lui dit être celui d’une empoisonneuse. On comprend que l’auteur
ait eu un petit mouvement de recul. Et ce lecteur lui apprend qu’à Rennes, une
pâtisserie fabrique le gâteau d’Hélène Jegado, et le vend avec la mention
suivante : « garanti sans arsenic ». À défaut de l’empoisonner,
Hélène Jegado venait d’ensorceler Jean Teulé : il va enquêter, découvrir
que cette tueuse en série a été oubliée de l’histoire parce que son procès s’est
déroulé quatre jours après le coup d’état de Napoléon III, qu’elle a fait au
bas mot une soixantaine de victimes, qu’elle tuait parce qu’elle se prenait
pour l’Ankou, l’ouvrier de la mort. Comme elle a tué également tous les
témoins, elle a laissé place à l’imagination, un espace dans lequel le talent
de romancier de Jean Teulé s’engouffre pour nous livrer une œuvre délirante,
truculente et fantasque. C’est donc par un salon du livre et un gâteau, que l’histoire
de ce fabuleux roman a commencé.
Jean
Teulé se laisserait-il guider seulement par son histoire ? Ce serait
extrêmement réducteur de le croire. Même quand il dit notamment à propos de Je, François Villon : « Quand j’écris, je suis le premier
lecteur… comme si ma main était guidée », on comprend bien que son
processus d’écriture repose sur quelque chose de plus complexe, un joyeux
mélange de recherche esthétique dans la création d’image, dans l’écriture, une
sympathie avec son personnage principal, une mise à distance qui permet l’humour…
Car on rit, on rit beaucoup à la lecture de Jean Teulé, et Fleur-de-Tonnerre ne fait pas exception.
Jean
Teulé fait de la laideur non seulement des romans extraordinaires mais
également très esthétiques, à la fois dans l’évocation _ la scène dans laquelle
Fleur-de-Tonnerre trône sur le lit au milieu de ses « amants tarifés » décédés, comme autant de pétales, se
distingue par sa beauté_, mais également dans le jeu d’écriture comme dans L’œil de Pâques. Quelle est sa
conception de la beauté ?
« Je ne sais pas. Je n’en sais rien du tout. J’analyse
jamais ce que je fais. Je suis comme un pommier. Il fait des pommes, le
pommier. Il ne se pose pas de questions. C’est une évidence.
Un
livre se fait à deux. Il n’est complet que quand il est lu… sinon, c’est juste
un tas de papier. Je comprends mes livres, quand j’entends les lecteurs m’en
parler.
En
parlant de L’œil de Pâques, c’est un livre très particulier pour moi. J’y ai un attachement très
fort. Il n’a pas vraiment été compris par le public. Mais puisque vous l’avez
aimé, vous faîtes partie de mes amis ».
Prompt
à lancer une boutade, Jean Teulé s’amuse à déstabiliser gentiment son
interlocuteur, à le surprendre. Il rit et son rire semble dominer l’ensemble de
la salle et lui communiquer sa bonne humeur. Le roman parfait ? « Une sorte de fantasme que je ne pourrais
jamais écrire. Ce serait un gigantesque orgasme… oui, c’est ça… à la fin, les
lecteurs seraient déchirés, auraient un tel orgasme qu’il ne pourrait rien
exister d’autre sur la planète. Ce serait un livre abstrait, avec pratiquement
pas d’histoire… » . Fascinant, l’auteur sème les vraies et les fausses
pistes et décidément n’a pas fini de nous surprendre. Quand on lui dit qu’il
crée la dépendance à son style et à ses histoires, il avoue : « J’ai décidé de devenir une drogue
dure !». Tout est sérieux et rien ne l’est. C’est peut-être ça, le
secret de son humour…
Marie-Pierre Laëns
Samedi 13 avril 2013
Pas
fâchée de le rencontrer : trois questions à Stéphane Dompierre.
C’est
avec un sourire que Stéphane Dompierre, après avoir pris le temps de me faire
une jolie dédicace sur mon exemplaire de Fâché
noir, a répondu à mon mini-questionnaire à l’occasion du Salon
International du Livre de Québec. Il n’avait pas vraiment l’air fâché,
l’auteur. Pas grognon, non plus.
Celui
qui se moque de nos petits travers et de ceux de notre société confie
facilement que dans ses chroniques, il lui est arrivé seulement une fois d’être
réellement fâché. Cette chronique date du 13 mai 2011 et s’intitule : Fâché noir contre les incultes. En fait,
Stéphane Dompierre était (et est toujours) fâché contre Nathalie Elgrably-Lévy
parce qu’ « elle fait semblant de ne
pas comprendre. Elle voudrait que seuls les auteurs, qui vendent beaucoup
soient édités. Elle se demande pourquoi on finance les artistes. Elle est
économiste. Elle est capable de comprendre et de mémoriser des modèles. »
Pour ceux qui ne l’ont pas encore lue, cette chronique férocement drôle est en
ligne : http://fr-ca.etre.yahoo.com/f%C3%A2ch%C3%A9-noir-contre-les-incultes.html.
« Mais c’est vrai que pour une prochaine chronique,
je suis un peu fâché. Fâché contre le discours ; « je paie avec mes taxes ».
Je suis très content de payer mes taxes,
de faire partie d’une société où les taxes sont redistribuées et je suis fâché
contre ceux qui râlent ».
Stéphane
Dompierre se partage à nouveau entre deux kiosques cette année, chez
Québec-Amérique au stand 298 pour Fâché
noir et chez VLB Éditeur au stand 157 pour L’Orphéon- Corax, deux œuvres très différentes. « C’est curieux. Je me rends compte, d’année
en année, que les lecteurs repèrent les maisons d’édition. Cela m’étonne à
chaque fois ».
S’il
lui arrive souvent d’être presque fâché, Stéphane Dompierre n’hésite pas à
partager ses coups de cœur littéraires : « Je n’ai pas vraiment d’idoles littéraires, parce que je ne suis pas
dans l’idolâtrie. Mais, Emmanuel Carrère, La classe de neige… tout est là-dedans. Jean-Philippe
Toussaint,… c’est un auteur belge. Oui, surtout ses premiers : La
salle de bain, Monsieur, L’appareil-photo.
Il me fait rire. Son style est très elliptique. L’humour vient de là. C’est
l’auteur que je relis le plus ».
Pendant
quelques minutes, Stéphane Dompierre est devenu libraire et m’a donné envie de
découvrir de nouveaux textes. On aime quand il se fâche, mais aussi comme ce
soir, quand il fait partager ses coups de cœurs, ses classiques. Une brève
rencontre, mais une belle rencontre.
Marie-Pierre
Laëns
Mercredi 10 avril 2013
Trois questions à Marc Levy
Au
Salon International du Livre de Québec, il est possible de rencontrer les
auteurs que vous aimez, et pas n’importe lesquels. Entre deux signatures et
plusieurs entrevues, celui qui définit le métier de romancier comme étant
« l’art de fabriquer des images dans
la tête du lecteur à partir des mots », Marc Levy, a eu la gentillesse
de répondre à mon mini-questionnaire.
Parlant
de sa vie à New York, « une ville où
chacun est content d’apporter sa pierre à l’édifice », Marc Levy
explique en quoi cette métropole influence son processus de création :
« New York a une identité
patchwork. Quand on est en contact avec autant de diversités culturelles, on a
une vision du monde très en couleurs. Cela élargit l’horizon d’écriture. Mais
je n’écrirais pas en Anglais. Je n’aurais pas de plaisir à écrire dans une
langue qui n’est pas la mienne. J’aime ma langue et j’en suis fier ».
C’est
sûr, le succès de Marc Levy agace. Il l’avoue lui-même sans ambages : « Je préfère être moins bien reçu par
la critique et être aimé du public, plutôt que de me glorifier, comme certains
auteurs, d’être encensé par la critique et que le public m’ignore ». À
savoir si, avec les années, il est plus, ou moins sensible à la critique,
l’auteur hésite un peu : « …
C’est un peu les deux, je crois. Avec le temps, on est moins sensible à la
critique bête et méchante, mais on est plus sensible à la critique constructive ».
Un peu plus tôt dans la journée, Marc Levy avait raconté que Guillaume Durand
(animateur bien connu de la télévision française) lui avait offert Ceci n’est pas de la littérature… : les
forcenés de la critique passent à l’acte (une anthologie de critiques, de
caricatures, colligée par Sylvie Yvert, qui montre que les plus grands
écrivains ne firent pas l'unanimité à leur époque et ne furent reconnus bien
souvent qu'après leur mort. Éditions du Rocher, ISBN : 978-2-268-06477-2)
et avait souligné le fait que « les
auteurs populaires se sont souvent fait agresser par les critiques
littéraires ».
Loin
de se contenter d’exploiter un filon, Marc Levy explore sa vision de
l’écriture : « À chaque roman,
je prends un risque, je change de registre. C’est un saut dans le vide. La
variété, la diversité dans mes romans, c’est ce que mes lecteurs attendent chaque
année. L’écriture est un espace de liberté extraordinaire. Pour mériter ce
territoire de liberté, il faut l’explorer ».
Avec
28 millions d’exemplaires vendus, traduit en 46 langues, Marc Levy se
caractérise sans nul doute par une générosité et un respect de ses lecteurs
sans pareil : « J’espère que
j’apprends à chaque livre. La diversité de mes romans est une responsabilité
que j’ai envers mes lecteurs ».
Marie-Pierre Laëns
Samedi 6 avril 2013
Une rencontre inoubliable : entrevue avec Louise Lacoursière
À peine venait-elle de
recevoir son quatrième prix des lecteurs
du Salon du Livre de Trois-Rivières, que Louise Lacoursière acceptait
gentiment de m’accorder une entrevue téléphonique. C’est donc mardi matin que
j’ai eu le plaisir de m’entretenir avec une femme généreuse, à l’écoute de ses
lecteurs.
Loin d’être blasée par ce quatrième
prix, Louise Lacoursière est très émue : « Cette année, je ne m’y attendais pas du tout. C’est touchant. Il y
avait beaucoup d’auteurs présents au Salon du Livre de Trois-Rivières, édition 2013. Ce coup de cœur du public m’a fait un coup au cœur ». Car cette
année, les visiteurs du Salon du Livre de Trois-Rivières devaient répondre à
une question, et pas n’importe laquelle : Qui est votre auteur préféré ?
Rien de moins. On comprend dès lors l’émotion ressentie par celle qui reconnaît
que ses lecteurs lui apportent une motivation forte et continue : « Quand un matin, je n’ai pas envie de
me lever, cela arrive, je pense à mes lecteurs. Ils me donnent le courage de me mettre en action ». Il faut dire que Louise Lacoursière est loin d’être une
auteure distante. Elle a reçu beaucoup d’échos de son lectorat à propos des
deux premiers volumes de La Saline.
« Dans mes moments de doute, je vais
relire ces messages-là ».
Si certains auteurs
rencontrent soit la faveur du public, soit celle des critiques, il en est
différemment pour Louise Lacoursière,
qui recueille tous les suffrages. Le
très respectable magazine Lettres
québécoises rapportait dans son numéro de l’hiver 2012 : « Le portrait de ce Québec aux
frontières de la modernité est dépeint avec brio par Louise Lacoursière. La
lecture est intrigante et enlevante dès les premières lignes. Si les lieux ont
réellement existé, l’histoire de L’imposture [le premier tome de La Saline]
est pure invention, et c’est peut-être parce que l’auteure ne tente pas de
« raconter » un événement historique, mais bien de créer une intrigue
à une certaine époque que la lecture est aussi prenante ». À ce
propos, l’auteure, modeste, reconnaît que cet hommage l’a touché. « On dit souvent que si c’est
populaire, ce n’est pas bon. Un article comme celui de Lettres Québécoises apporte une sorte de légitimité de la
profession. C’est aussi important pour un auteur ». Car La Saline rencontre un vaste lectorat.
C’est une série qui intéresse autant les médecins (le personnage principal, le
Docteur Pelletier, est médecin et grâce à la rigueur du travail de recherche de
Louise Lacoursière, suit les procédures médicales exactes de l’époque), les
infirmières que les universitaires, mais aussi bien d’autres personnes issues
de milieux et de professions complètement distincts.
Louise Lacoursière
considère les hommages, qu’ils viennent de ses lecteurs ou des professionnels
du monde du livre, comme autant de chances. « Oui,
cela ajoute un peu de pression. Mais cela agit comme un stimulant
également ». Lorsque je lui rappelle que rares sont les auteurs à voir
leur livre réimprimé au bout de seulement 6 semaines de mise en marché et qu’il
est encore plus rare de lire cela dans des journaux généralistes et destinés au
grand public, Louise Lacoursière répond simplement : « Le milieu de la publication vit des temps
difficiles. On est content de voir ce succès-là. Les journalistes relaient et
diffusent cette bonne nouvelle. Il y a une belle synergie ».
La Saline est certes une belle histoire,
qui se déroule à la Belle Époque. Mais La
Saline offre ce petit plus qui fait toute la différence : par ses
talents de recherchiste et d’écrivain, Louise
Lacoursière met en scène la grande et la petite histoire, éveille la fierté
d’un peuple en célébrant ses héros. « Grâce aux dialogues, on soutient l'intérêt des gens. C’est important
dans le travail d’écriture. Cela permet d’alléger la sècheresse des seuls
éléments historiques. Et en même temps, le lecteur ressent une véritable
adhésion à l’émotion d’un moment. Écrire une discussion animée entre plusieurs
personnages au sujet des élections permet au lecteur de les vivre dans leur
intensité.» À propos de l’époque à laquelle se déroule l’histoire de La Saline, Louise Lacoursière ne peut
que souligner l’œuvre d’Honoré Mercier, « le
premier ministre nationaliste. On profite encore de ses visions : c’est
lui qui est à l’origine de la présence des bibliothèques partout dans la
province, de la multiplication des écoles de rang ».
Tentée par la vie à
cette époque ? « Pas du tout. Je ne
cède pas au piège du bon vieux temps. Je vis très bien et je suis très bien à
mon époque, dans laquelle je suis maître de mon corps et de mes choix. Il ne
faut pas oublier que le bon vieux temps, c’était surtout synonyme d’obligations
pour les femmes, de mortalité aussi : mortalité des femmes (la longévité
des femmes en 1890 n’était que de 43 ans et pour les hommes, 41 ans), mortalité
infantile. J’ai vécu l’arrivée de la contraception, la possibilité de
s’instruire, l’indépendance financière et la liberté d’avoir des enfants quand
on le veut. J’ai eu deux enfants et j’en suis heureuse. Si j’en avais eu douze,
c’est sûr que je n’aurais pas eu la même vie ».
Si on connaît et
reconnaît l’importance de l’Histoire dans la famille Lacoursière, entre un père
imprimeur, notamment de l’hebdomadaire L’histoire aux préoccupations nationalistes, un frère
que l’on ne présente plus et qui l’a entre autres initiée à la recherche, la
rendant accessible et passionnante, Louise est avant tout une femme de son
époque, qui utilise les moyens électroniques pour travailler où qu’elle soit
dans le monde. Et La Saline dans tout
ça ? Après le troisième volume qui paraîtra l’automne prochain, même si elle
assez de matériel pour écrire encore, Louise Lacoursière préfère laisser cette
belle institution aux faîtes de sa gloire. La
Saline, c’est « l’espoir dans
l’épreuve » et son auteure entend que cela demeure ainsi pour ses
lecteurs.
Marie-Pierre Laëns
Mercredi 3 avril 2013
Une heure pour effleurer une vie : entrevue avec Madeleine Gagnon
Une heure en compagnie de Joanna Gruda.
Une heure pour effleurer une vie : entrevue avec Madeleine Gagnon
Elle est toute petite,
mais elle dégage une présence qui la grandit : Madeleine Gagnon, la grande
dame des lettres québécoises, était là devant moi au restaurant Il Teatro en ce
lundi 25 mars. Je venais d’achever la lecture de Depuis toujours, son dernier opus, publié chez Boréal et j’étais
encore sous le charme de ce texte fort.
Contrairement à la
grande majorité des autobiographies, ce livre de Madeleine Gagnon ne commence
pas par « je suis née tel jour à
telle heure », mais par le récit d’un amour, celui d’Auguste et
d’Adéla et celui d’une mort. « Au
début du livre, je ne savais pas que cela allait être une autobiographie.
Depuis toujours respecte le temps de l’écriture. C’est au bout de six chapitres
environ, que je me suis rendue compte que le récit que j’étais en train
d’écrire était autobiographique ». Dans ce récit, Madeleine Gagnon se
livre complètement : c’est tout son
parcours littéraire mais aussi celui d’une femme engagée qu’elle nous offre.
Cet exercice d’écriture plonge le lecteur dans l’intimité de l’auteure ; ce qui
peut se révéler intimidant. « À la
fin de Depuis toujours, je me suis
interrogée sur ce qui relevait du narcissisme dans ma démarche et j’ai fait à
la fois le procès de l’autobiographie et celui de l’écrivaine. Quand on finit
un livre, on peut vivre une véritable dépression post-partum. Il y a la peur de
laisser son livre à d’autres : cela crée une espèce de vertige d’être
soumis à leur lecture. J’ai ressenti une peur de ne pas être aimée, d’être
rejetée, une peur que je n’avais jamais eue pour un autre livre ; sans doute
parce que Depuis toujours est le plus
intime ». Grave, Madeleine Gagnon rapproche cet accouchement
littéraire du sentiment de finitude : « Quand
on arrive dans la vie, on ne se pose pas de question. Mais quand on entrevoit
la fin, l’angoisse naît avec la possibilité de la mort. Terminer l’écriture
d’un livre, c’est une sorte de mort envers soi. Le livre commence alors sa vie
dans le public ».
À la lecture de Depuis toujours, on voit et ressent la révolte de l’écrivaine, qui mène sa
vie dans l’affirmation de sa liberté propre et celle des femmes en général. « La révolte est le premier stade au
début de l’apprentissage de la liberté, dans une société qui a été assez
étouffante dans ma prime jeunesse. Le premier pas pour entrer dans la liberté,
c’est le refus. Le refus initie le mouvement vers la liberté ».
Madeleine Gagnon fait alors un parallèle avec l’esclavage : « Il fallait casser les conditions de
l’esclavage. Voilà le rôle du refus. Il a eu la même fonction pour les femmes à
l’égard du pouvoir des hommes, notamment celui des papes ». Madeleine
Gagnon s’enflamme : « On vient
de vivre une véritable folie médiatique pour l’élection du dernier pape. Cet
engouement, je me l’explique en partie par une peur d’une autre religion,
l’Islam de la conquête : le pape devient alors une valeur sûre.
L’extrémisme chrétien de la droite fondamentaliste accroit son audience. Lors
de la révolution tranquille, quand on a tout balayé, on n’a pas fait l’analyse
de ce qu’on abandonnait et pourquoi. C’est le retour du refoulé ». L’auteure
explique qu’il y a beaucoup de choses qui la révoltent dans la religion. Elle
pourrait en parler pendant des heures. « Les
trois monothéismes ont été pensés, organisés par des hommes. Un Dieu fait
homme, mais une mère vierge : c’est d’une absurdité totale. Ils ont
imaginé la maternité d’une femme vierge ! C’est pratique avec la notion de
mystère, il n’y a rien à comprendre ! Ici, l’emprise de la religion catholique
romaine était très forte et réglait la vie des femmes. Elles étaient obligées,
mais souvent très révoltées. Ma mère l’était, le disait ».
Madeleine Gagnon est
une femme de conviction, passionnée. Les révoltes, on les voit bouillir dans
son écriture, on les sent exploser dans son regard. Même en amour, elles sont là,
présentes : « Le problème de
l’amour heureux, c’est d’être constamment tiraillé entre le désir de fusion, la
symbiose et le désir de partir, de trouver sa liberté dans la solitude. Le plus
révoltant, c’est dans l’amour malheureux, la domination du mâle sur la femelle. »
Madeleine Gagnon fait alors référence à un événement de sa vie, qu’elle relate
dans son récit, Depuis toujours,
celui où son conjoint déchire tous les petits mots qu’elle lui a envoyés lors
d’un de ses voyages. « Déchirer ces
petits papiers, c’était un viol symbolique. L’écriture, c’est de l’intime. La
déchirer, c’était me violer ».
L’amour, la mort, ces
thèmes reviennent de manière récurrente dans Depuis toujours au rythme de la vie et Madeleine Gagnon leur
consacre des pages superbes. La mort cristallise sa plus grande révolte. « C’est épouvantable. On ne sait pas
pourquoi, ni où on s’en va, c’est absurde. Lorsque j’en ai pris conscience, j’avais
dix ans, je sortais d’un cours de religion. J’étais hors de moi, je jetais des
oreillers contre le mur. Ma mère ne savait pas quoi faire devant cette révolte
et cette angoisse épouvantables ». La petite fille révoltée, hors d’elle
a mûri et on peut croiser la femme, qui dans Depuis toujours tient à accompagner les siens dans leurs derniers
instants. « Dans les derniers
moments, on fait ce qu’on peut. C’est important d’être là, au moment du
passage. Il y en a qui refusent, refusent la proximité et qui la ressentent
comme une promiscuité ».
Plusieurs passages de Depuis toujours entraînent chez le
lecteur de fortes réactions : « le jumeau d’adèle », fabuleux
texte sur les derniers instants de la vie, l’angoisse de l’enfermement dès l’arrivée
de la petite Madeleine chez les Ursulines de Québec, l’humour et la vitalité
qui traversent le livre de part en part, l’accouchement qu’elle appelle, loin
de tout horizon politiquement correct, « le carnage ». Il n’y a pas
de demi-mesure, parce que dans la vie de Madeleine Gagnon, rien n’est en
demi-teinte.
Parmi tous ses voyages,
elle a été marquée de manière indélébile par ce qu’elle a vue au Kosovo plus
particulièrement, mais en Bosnie aussi. « Comment
le viol des femmes kosovares, donc musulmanes, étaient systématiques. Ils
avaient créé des bordels, exprès pour les violer. Et violer une musulmane, c’est
l’enlever de sa culture. C’est un rapt culturel. Violées, elles sont moins que
rien. Elles n’existent plus. C’était un moyen de purification ethnique ».
Sur le sujet, Madeleine Gagnon ne peut retenir la colère qui gronde en elle :
« J’ai fait le même constat dans
tous les pays que j’ai visités et où il y avait la guerre ; quelle que soit la
guerre, quel que soit le pays, le viol est une arme de guerre et le corps des
femmes est un butin. Ce n’est que récemment que le viol est officiellement
reconnu comme un crime de guerre. Au Kosovo et en Bosnie, les O.N.G.
internationales venaient pour installer des cliniques « de brousse »
pour venir en aide à des femmes qui ont subi les viols et qui ont mis au monde
les enfants du viol. Elles avaient besoin d’aide ».
On pourrait écouter
pendant des heures celles qui a suivi les enseignements d’Antonine Maillet,
Paul Ricoeur, Ferdinand Alquié et en fermant Depuis Toujours, on a l’impression d’avoir reçu une leçon
magistrale donnée par un très grand professeur. « Ce livre a été un dur accouchement. Je suis contente d’avoir pu
l’écrire. Il faut le faire si on veut sortir de ce qu’on a vécu ». Évoquant
les petites et les grandes morts qui ont jalonné sa vie, son regard devient
songeur : « le plus terrible
est le désamour, ne plus aimer la personne que l’on a aimée. Quelque part, c’est
aussi une partie de soi qu’on abandonne, qu’on n’aime plus ».
Madeleine Gagnon souligne, comme dans son livre, combien peu de femmes ont pu
écrire tout en ayant un compagnon : Colette, George Sand, Annie Leclerc,
Gabrielle Roy (pour cette dernière, elle ajoute : « Mais elle avait un chevalier servant, elle a eu de la chance »).
De la difficulté de trouver l’équilibre entre la passion de l’écriture et la
vie amoureuse, elle résume ce qu’elle écrit si bien : « Je ne pourrais pas être 24 heures sur 24 avec cette personne.
Elle non plus d’ailleurs. Quand on écrit, il faut savoir négocier : élever
ses enfants, écrire, enseigner… On est plus forte à 30 ans qu’à mon âge, que je
n’ose pas dire! »
À celle qui se livre
quasiment corps et âme dans son récit, dans un jeu d’écriture pudique et
puissant, on a envie de demander et demander encore de continuer de partager
toutes ces expériences qu’elle fait jaillir dans Depuis toujours. Sa petite madeleine ? « Une odeur, qui me ramène… (chaque ville, chaque village, chaque
lieu a une odeur. Quand je la sens ailleurs, je bascule.), une odeur de café,
de cigarette et d’urine aussi (mais ça a changé, à l’époque c’était ça) qui me
ramène à Paris, à Montparnasse ». Pas question pour autant de tomber
dans la nostalgie. Madeleine Gagnon a toujours et encore des projets. « Mon but, c’est d’écrire jusqu’à mon
dernier souffle. Mon rêve serait d’écrire sur le dernier passage. Là, il faut
que je me repose de ce livre. Mais j’ai un peu un projet comme ça. Benoîte
Groult l’a fait d’une certaine manière, mais ce serait différent ».
Laissons-la écrire. Elle nous laissera la lire.
Marie-Pierre Laëns
Une heure en compagnie de Joanna Gruda.
Jeudi 14 mars 2013,
9h52.
Quand je suis arrivée devant le restaurant du Capitole, j’ai regardé à
travers la vitre. Elle était là, en train de clôturer sa précédente entrevue. Un
peu nerveuse, j’ai attendu en retrait qu’elle termine et j’ai pris une profonde
inspiration avant d’entrer. Joanna Gruda, l’auteure de L’enfant qui savait parler la langue des chiens, a le don de mettre
son interlocuteur à l’aise.
Contrairement à
plusieurs premiers romans, celui-ci n’est pas autobiographique, toutefois L’enfant qui savait parler la langue des
chiens raconte l’enfance du père de Joanna Gruda, pendant la seconde guerre
mondiale entre la Pologne et la France. Évidemment, son père lui avait raconté
plusieurs anecdotes, mais le jour où elle demande pour la n-ième fois, s’il va
l’écrire et la publier et qu’il répond par la négative, Joanna Gruda est
triste. « Mes sœurs disent qu’elles
ne s’en souviennent pas, mais nous nous sommes regardées toutes les trois en se
demandant laquelle d’entre nous allait écrire cette histoire incroyable ».
Car il s’agit de ne pas perdre ce patrimoine familial ; raconter est une
nécessité. Alors, Joanna Gruda va interviewer son père et l’enregistrer pendant
plusieurs semaines. Le roman ne s’écrit pas pour autant immédiatement : « Il a mis quelques années à murir. J’alternais
l’écoute des enregistrements et je retournais à la prise de notes. Un matin, je
me suis levée avec le premier paragraphe en tête[1] ».
Son père devient alors le témoin privilégié de son écriture ; elle lui fait
lire des passages et il les commente.
Si elle croit de prime
abord que le sujet d’un roman doit être extraordinaire, c’est que Joanna Gruda
se réfère nécessairement à son père, son héros de roman et dans la vie. Mais
elle pondère son propos : « Dans
ce cas-là, oui le sujet du roman est extraordinaire, mais cela dépend des
auteurs. Certains ont le talent d’écrire à partir de rien, de petites choses
pour en faire de merveilleux romans ».
Prises dans le feu de
la conversation, nous nous autorisons une petite digression au sujet des écrivains qui l’ont marquée : Duras, « C’est vrai, mais c’est loin », Proust, « un excellent professeur de littérature me l’avait
fait lire. Qui prend le temps aujourd’hui de lire tout À la recherche du
temps perdu ? », Romain Gary « avant les enfants, je le relisais
souvent », Agota Kristof, Haruki Murakami et ses Chroniques de l’oiseau à ressort, livre avec lequel Joanna Gruda
semble avoir un litige personnel, « il
porte malheur », Ducharme et tout d’un coup, elle s’emballe, « L’écume
des jours, Boris Vian. Là, je me suis dit :
on a le droit d’inventer, d’aller jusque-là. Cette lecture a été libératrice
! ».
Joanna Gruda, c’est
aussi ça : l’enthousiasme, la générosité, le don de vous donner l’impression
qu’elle vous offre des confidences. (Elle pouffe quand elle m'avoue que lorsqu'elle a annoncé à ses amis qu'elle venait d'accoucher, ils ont cru qu'elle venait d'avoir un autre enfant, alors qu'elle parlait de son roman). Autant de qualités que l’on retrouve dans
son écriture. Quand je lui demande si son père a lu son livre, elle me répond :
« J’ai toujours son exemplaire
dédicacé. J’oublie toujours ! Mais il a lu les versions finales et d’ailleurs,
cela a réveillé sa mémoire. Il me demande pourquoi je n’ai pas parlé de ça et
de ça, mais lui-même ne m’en avait pas parlé ».
L’écriture, Joanna
Gruda la relie à son métier de traductrice. « J’ai
l’habitude d’écrire tous les jours. De fait, j’ai un œil critique pour la
construction des phrases. Traduire, c’est aussi rendre des styles, ce que d’autres
ont écrit ». L’enfant qui savait
parler la langue des chiens se distingue par son style simple, efficace,
presque dépouillé. « J’ai tendance à
aller vers un style simple. Ce qui est souffrant en tant que traductrice, c’est
de devoir rendre un texte lourd ». Son métier a accentué son envie de
trouver son propre style. Enthousiaste, Joanna Gruda explique que le structurer
l’amuse. « J’ai déjà écrit des
nouvelles. Pour le roman, c’est la même chose, mais il faut écrire un texte
plus long, une histoire plus longue d’un même souffle ». Joanna Gruda,
passionnée, est tout à fait le genre de personne à suivre un cours d’écriture
juste pour elle-même, sans autre but que le plaisir et le dépassement de soi.
Dans L’enfant
qui savait parler la langue des chiens, le changement et l’adaptation au
changement sont des thèmes omniprésents. « L’être humain est réfractaire au changement. Selon moi, c’est une grave
erreur. Dans la vie, rien ne persiste, tout se défait. La vie, c’est le
changement. La nature humaine est en conflit avec la vie. C’est fou que le
connu difficile soit plus rassurant que l’inconnu. C’est ce qui explique que
des femmes battues restent avec leur conjoint. C’est fou ce que la peur du
changement peut faire sur les humains ». On comprend dès lors l’autre
importance de ce récit, qui est de vivre le changement, vivre le moment présent
pour pouvoir traverser les bouleversements de l’Histoire. Joanna Gruda en est
intimement persuadée et l’histoire de Julek vient appuyer cette conviction.
Sinon comment un enfant aurait-il pu survivre à ses changements d’identités, de
pays, de langues, à l’Occupation, si ce n’est en vivant le moment présent en
faisant un feu d’artifice avec les fusées allemandes ou en glissant une main
sous les jupes des filles ? Ce roman est habité d’un élan de vie, qui le traverse
de part en part, tout comme son auteure.
Selon Joanna Gruda, écrire est un acte qui « demande énormément de courage. J’ai toujours beaucoup d’autres choses à
faire quand vient le temps. Cela me prend un coup de pied au cul
incroyable pour m’asseoir et écrire ». Pour celle qui le fait avec
autant de sincérité, le processus d’écriture est long. Son prochain roman ? « Ce n’est pas encore assez clair. J’ai le désir
de faire une fiction, mais c’est difficile. Je laisse l’idée se décanter. Le
doute est régulier. Je ne suis pas encore dans le processus d’écriture. Je
voudrais sortir d’un récit chronologique. Pour L’enfant qui savait parler
la langue des chiens, c’était difficile
de ne pas écrire ainsi. J’aurais pu faire des aller-retour, mais cela ne
dépendait pas de moi… Je veux aller vers quelque chose de moins linéaire… ».
Armée de son talent d’écrivain,
Joanna Gruda ne peut que nous surprendre. Quand à peine son premier roman
terminé, le lecteur a envie de le relire, l’auteure, elle, pense déjà à écrire.
Marie-Pierre Laëns
Joanna Gruda, L'enfant qui savait parler la langue des chiens, Boréal, ISBN : 978-2-7646-2216-2
[1] « Quand
j’étais petit, j’avais des parents. Et aussi, un oncle et une tante. Après, on
m’a mis à l’orphelinat. Puis ça a été la guerre, comme pour tout le monde.
Après la guerre, j’avais des parents. Et aussi, un oncle et une tante. Mais ce
n’étaient plus les mêmes ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire